conservatoire national des archives et de l'histoire de l'éducation spécialisée et de l'action sociale

L’exploitation économique de la misère enfantine dans les orphelinats français à la fin du XIXème siècle.

 

La prise en compte de l’enfance en tant qu’entité à protéger est une action récente dans notre société. Ceci est d’autant plus vrai quand il s’agit des milieux précaires.

L’étude de la population particulière que sont les enfants pris en charge dans les orphelinats français à la fin du XIXème siècle démontre que la misère est alors double, humaine et économique. Les deux dimensions sont liées car il s’agit d’une exploitation déviante d’enfants par ceux ayant pourtant la charge principale d’en prendre soin.

Par exploitation économique, il est question notamment du travail, de l’industrie et de ses revenus et non d’autres formes d’exploitation de l’enfance telles que l’incitation à la mendicité, les exploitations sexuelles, le trafic d’enfants, etc.

Lorsque sont accolées les notions d’économie et d’exploitation, il s’agit alors de tirer un profit économique, rémunérateur, par le travail de la personne exploitée. Ici, ces personnes sont des enfants, qui, travaillant à des tâches plus ou moins difficiles, sans aucunes reconnaissances humaine       ou financière, se trouvent être à la fois pauvres et miséreux humainement.

Au XIXème siècle, Le travail des enfants est une situation communément admise par les institutions, les économistes, les juristes, les politiques et même les familles. Parler « d’exploitation des enfants » au sens où on peut l’entendre aujourd’hui, avec les lois en protection de l’enfance qui  sont les nôtres peut alors paraître comme anachronique.

 

I/ L’« orphelinat » : une institution aux contours ambigus

Le terme « orphelinat » n’est plus utilisé aujourd’hui en France. Si, dans l’imaginaire commun, l’orphelinat désigne un lieu accueillant des orphelins, cela n’est pas tout à fait vrai.

Selon Mathieu PETER, l’orphelinat est « un établissement charitable spécial, d’initiative privée et à caractère confessionnel, recueillant et éduquant des enfants en situation familiale malheureuse »[1]. La création des orphelinats est liée à l’essor des communautés religieuses. Légalement, l’orphelinat ne semble pas avoir de définition. Les premières normes encadrant ces institutions sont une construction de la IIIème République. Plusieurs auteurs, dont Emilie Boyer[2], Pierre Duclos[3] ou Mathieu Peter expliquent ce mouvement normatif d’une part par la surveillance accrue des établissements de bienfaisance dans une période de radicalisation de la lutte anticléricale et d’autre part par la prise en compte des abus liés au travail des enfants.

Le public reçu dans les orphelinats n’est pas composé uniquement d’orphelins, c’est-à-dire d’enfants dont les deux ou l’un des parents est décédé. Depuis le décret du 19 janvier 1811, les enfants trouvés, abandonnés, les orphelins pauvres peuvent bénéficier de l’Assistance publique. Cependant, devant la défaillance des pouvoirs publics sur cette question, qu’elle soit volontaire ou non, ce sont les institutions confessionnelles etcharitables qui prennent en charge la majeure partie de ces enfants. Se créent également, au fil du siècle, des institutions philanthropiques au profil varié, dont l’objectif est de proposer des lieux d’accueil, alternatifs à la rigueur de la prison et du bagne pour les petits délinquants[4] ou pour les enfants ne pouvant être remis à leurs parents.Les lieux accueillants les enfants sont donc divers et variés : hospices, Hôtel-Dieu, asiles, pensionnats, colonies agricoles, orphelinats… Ce qui nous intéresse ici, ce sont ces institutions au sens large qui recueillent les enfants miséreux, orphelins ou non, à l’exclusion des institutions spécifiques à l’enfance délinquante telles que les prisons et les bagnes d’enfants bien que ces dernières fassent l’objet de nombreuses polémiques concernant la maltraitance des enfants.

 

II/ Le travail des enfants : une exploitation économique à relativiser

 

Au XIXème siècle, l’enfant est un travailleur presque comme les autres. Le travail des enfants est loin d’être interdit. Si quelques voix commencent à s’élever contre certaines pratiques abusives, il n’est pas réellement question d’une interdiction totale mais plutôt d’une régulation. Malgré les réglementations qui vont peu à peu se mettre en place, il existe une impunité générale autour du travail  des enfants. La population, les industriels, l’Etat, tous l’acceptent. Ces pratiques sont intégrées dans les mœurs depuis des générations. L’enfant aide sa famille et son salaire est souvent une source de subsistance importante dont il est difficile de se passer dans les familles pauvres. Si le travail des enfants devient une préoccupation ce n’est pas dans un souci purement humaniste et de protection mais bien parce qu’à force de travail acharné, ils arrivent à l’âge adulte, pour ceux qui y arrivent « abimés, chétifs, maladifs, réformés pour l’armée »19. La prise de conscience se fait donc sur le mauvais état des enfants et sur ce travail précoce qui causent des « déficiences physiques et parfois mentales »20.

 

A partir des années 1860 et du développement économique du Second Empire, l’orphelinat qui était jusqu’alors censé être un lieu de « séjour d’éducation et d’apprentissage » devient pour certain un espace manufacturé, dirigé par des chefs d’entreprise et non plus uniquement par des religieux. Le but n’est plus l’éducation mais bien la recherche de bénéfices. On peut citer parmi les établissements les plus connus dans la région parisienne : l’orphelinat des verriers du Bourget, la fabrique de pâtes alimentaires de Vitry et la sucrerie d’Ivry. Quelques années après l’adoption de la loi Villermé en 1841, première loi limitant le travail des enfants, dans une correspondance du 18 décembre 1843, le curé doyen de Corbie, près d’Amiens, l’abbé Hersent, écrit  au préfet de la Somme « l’état des enfants pauvres dans nos fabriques excite vivement notre sollicitude. Jusqu’aujourd’hui, l’amour de l’argent des patrons rend nulles les mesures si bienveillantes du gouvernement »[5]. En 1899, pleine période de laïcisation, à la suite de nombreux abus dénoncés et constatés, le ministre du Commerce et de l’Industrie ordonne dans un de ses rapports une surveillance accrue des établissements de bienfaisance car « Il est regrettable de constater que sous couvert de charité, ces établissements se livrent trop souvent à une véritable exploitation de l’enfance »24.

Trois grandes lois sur le travail des enfants vont se succéder avec une application toute relative, surtout en ce qui concerne les établissements de bienfaisance et donc les orphelinats. Après la première loi du 22 mars 1841 relative aux enfants employés dans les manufactures, usines ou ateliers, la deuxième du 19 mai 1874 porte sur le travail des enfants et des filles mineures employés dans l’industrie. La troisième, du 2 novembre 1892, porte sur le travail des enfants, des filles et des femmes dans les établissements industriels. Cette dernière, qui crée l’inspection du travail, aboutit en partie, à la suite et grâce au rapport de Théophile Roussel de 1882 sur « l’enquête concernant les orphelinats et les établissements de bienfaisance consacrés à l’enfance ». En effet, jusqu’alors et notamment dans la loi de 1874, les établissements religieux étaient écartés sur le présupposé qu’aucune spéculation financière ne pouvait s’opérer dans ces établissements et ce par principe, l’ordre moral semblant être de rigueur. Cependant, malgré cette obligation de se soumettre à l’inspection du travail, les rapports et témoignages des inspecteurs démontrent des défaillances dans son application. Ainsi, lors de la venue de l’inspecteur à l’improviste, celui-ci était souvent confiné à l’entrée en attendant que derrière les portes tout puisse se mette en place pour paraître dans les règles. Les enfants ne pouvaient être interrogés sans la présence des adultes, ce qui influençait fortement leurs réponses, les réponses étaient préparées[6]… D’après les témoignages des anciens pensionnaires, certaines jeunes filles un peu trop téméraires étaient mises de côté lors de ces inspections et d’autres plus « dociles » étaient pré-désignées pour les interrogatoires.

 

III/ L’exploitation enfantine dans les orphelinats : une dénonciation aux enjeux économiques et politiques

 

Le développement en masse des orphelinats rend un service considérable à l’Assistance publique qui n’a pas alors les moyens de prendre en charge ces enfants délaissés, abandonnés. Ainsi, les pouvoirs publics ferment les yeux et, sans l’autoriser, tolèrent ces établissements et leurs dérives. Cependant, peu à peu et notamment à la suite du riche rapport de Théophile Roussel élaborée grâce à « une enquête administrative [menée] sur les établissement publics ou privés, laïques, ou congrégationnistes, qui, sous le nom d’Orphelinat, Asile, Refuge, Maison de la Providence, de la Miséricorde, du Bon Pasteur ou autre dénomination, reçoivent et élèvent des mineurs orphelins, abandonnés, délaissés ou indigents. »[7], cette question va être mise sur le devant de la scène. Si certaines dénonciations ont lieu, c’est que l’économie créée par cette exploitation modifie l’ordre économique de la société. Les affaires portant sur les orphelinats et le travail des enfants n’ont pas tant fait polémique à cause des conditions de travail des enfants mais parce que cette main d’œuvre non rémunérée crée une distorsion en matière de concurrence avec les entreprises faisant appel à une main d’œuvre ouvrière. De plus, dans une période anti-congrégationniste, ces affaires sont l’occasion de dénoncer certaines de ces institutions religieuses.

 

Un jugement du tribunal de Cholet (Dame Lückrath supérieure du Bon Pasteur de Cholet contre Ministère public du 10 mai 1888), intervient à la suite de la visite du couvent de Cholet par un inspecteur accompagné d’un commissaire de police, le 4 juillet 1887. Ce dernier, dans son rapport, énonce que les enfants étaient  cantonnés à une spécialité pour produire plus vite, ce qui entrainait une concurrence déloyale. Quatre-vingt-quatre enfants de sept à quinze ans et cent-vingt-trois filles de seize à vingt et un ans ainsi que dix-neuf enfants employés illégalement travaillaient sur trois ateliers de couture[8].

Dans un arrêt du 13 juillet 1901 de la Cour d’appel de Nancy, la congrégation des Bon-Pasteur de Nancy, qui gère l’orphelinat pour jeunes filles depuis 1852 est mise en cause. Il est dénoncé par Mgr Turinaz évêque de Nancy. Cette affaire, a été fortement instrumentalisée. A travers ce procès est mise en avant l’exploitation de la misère enfantine et de la pauvreté. Le procureur général concluait d’ailleurs que « le Bon Pasteur a recruté non plus des filles tombées qu’il devait sauver mais des filles sans parents ou de parents pauvres, sans autre tare et ce n’en est pas une que la pauvreté »[9].

Dès les premières pages de la plaidoirie d’Eugène Prévost, avocat à la Cour d’appel de Paris, la problématique est posée : « Le Bon-Pasteur de Nancy s’est-il conformé à ses Statuts ? Est-il resté fidèle à son but : le soin des pauvres, la charité envers les pauvres, soit dans les hôpitaux, soit dans les écoles de charité, soit dans les maisons de refuge ? Ou bien, au contraire, est-il sorti de son objet statutaire au point que « le soin des pauvres » a fait place à une véritable « exploitation » des pauvres, à une véritable « spéculation » sur le travail des malheureux ? »[10]. Est mis alors en lumière le travail des enfants et des jeunes filles plusieurs heures par jour, à des tâches répétitives accentuant la concurrence déloyale et surtout l’absence totale de pécule pour l’ensemble des pensionnaires.

Au-delà, de nombreux témoignages de maltraitances et d’interdiction de communiquer avec l’extérieur sont mis en avant. C’est notamment sur ces deux dernières accusations que l’avocat Eugène Prévost appuiera son argumentaire. Il dénoncera entre autres, la mauvaise santé et la déficience oculaire que provoque le travail acharné exigé par les sœurs à ses pensionnaires. Evidemment, les sœurs réfutent cette accusation en arguant que l’affaiblissement de la vue est dû à une mauvaise constitution de la pensionnaire et non pas à un excès de travail[11]. Ainsi, le souhait pour les sœurs d’engranger toujours plus de profits, va jusqu’à la séquestration des pensionnaires, qui se voient refuser leur sortie, qu’elle soit demandée par elles ou par leurs familles. De plus, le procès met en lumière de nombreux chantages faits aux jeunes filles pauvres ayant pu sortir des Bon-Pasteur et ayant pu trouver une place, notamment celui de perdre leur emploi en cas de témoignage défavorable envers les sœurs. Elles n’ont plus alors comme choix que de « se soumettre ou perdre leur gagne-pain »[12].

Ce procès fut très médiatisé car au- delà des scandales liés à l’enfance, une lutte de pouvoir se jouait en coulisse. Il remettait notamment en cause les pouvoirs d’autorité (au sens canonique), de l’évêque auxquels les religieuses recueillant les jeunes filles refusaient de se soumettre. En effet, ce n’est autre que l’aumônier de l’orphelinat qui fit remonter à l’évêque les mauvais traitements et la séquestration d’une des pensionnaires qui tentait par tout moyen de joindre sa famille. Après s’être déplacé et avoir tenté d’avoir des explications, l’évêque se heurta à la résistance des sœurs qui s’en référèrent directement aux autorités supérieures faisant valoir qu’elles n’étaient aucunement sous l’autorité de l’évêque. Cette lutte et tous ces scandales aboutiront à la fermeture de l’institution en 1903.

Les affaires des Bon-Pasteur de Cholet en 1887 et de Nancy en 1899 ont été retentissantes dans une période marquée par un anticléricalisme ambiant et la montée de la laïcisation, période qui trouvera son paroxysme avec la loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905.

D’autres affaires ont été mises en lumière tout au long du XIXème siècle. Pour exemple, nous avons l’utilisation des enfants dans les orphelinats de l’Abbé Fissiaux à Marseille, où « les fillettes, à partir de sept ans, travaillent en ateliers au sein même de l’œuvre : les plus jeunes sont affectées au raccommodage, au repassage mais aussi au dévidage de la soie ; les plus de quatorze ans    à la couture et à la broderie »[13]. Citons par ailleurs les dénonciations des pratiques des ouvroirs congrégationnistes, ces ateliers à caractère le plus souvent confessionnel où se pratiquent des travaux d’aiguilles par des « bénévoles », accusés « de faire baisser le niveau des salaires et de rendre plus difficile la position des ouvriers libres »[14]. Ou encore l’orphelinat du convent de Notre Dame d’Albi où les ouvrages sont vendus à des prix minimes du fait de l’absence de rémunération des orphelines et du travail mécanisé[15]. On peut citer, enfin, le témoignage d’un inspecteur du travail en 1886 qui précisait à propos d’un couvent dont il ne cite pas le nom, que l’organisation était la même dans tous les orphelinats suivants : les Dames de la Miséricorde, de Saint Eugénie, de Sainte Marie, de Saint Joseph, la seule différence étant que la tâche n’était pas collective mais individuelle. Ainsi, « des petites filles de quatre ans doivent coudre avec le plus grand soin une demi-douzaine de torchons chacune. Les malheureuses ouvrières ne se reposent jamais, le produit sert à acheter quelques ornements pour la chapelle ou un cadeau pour la fête de la supérieure »[16].

Il n’est pas souhaité que les enfants ne travaillent plus mais que le travail qu’ils effectuent ne modifie pas l’ordre économique. Une des solutions proposées est d’« occuper ces enfants à des travaux agricoles ou de terrassements pour éviter la concurrence déloyale aux villes »[17]

 

Un projet de loi du 8 juin 1900 visant « tous les établissements charitables pratiquant l’hospitalisation » et en priorité portant sur « l’enfance et son avenir » n’aboutira pas. Au- delà de la défiance dénoncée à l’égard des œuvres charitables, c’est bien la question du pécule reversé obligatoirement aux enfants qui posera problème[18]. Divers projets de loi n’ayant pas abouti, il faudra attendre le 14 janvier 1933, pour que les établissements de bienfaisance soient surveillés par le ministre de l’hygiène, l’inspecteur général des services administratifs et l’inspecteur de l’Assistance publique[19]. Le contrôle portera en réalité sur la moralité de l’établissement, l’hygiène, l’enseignement et surtout sur ce fameux pécule reversé aux orphelins[20].

 

 

 

[1] Peter (Mathieu), Les orphelinats du Tarn sous la IIIème République, Villematier, Presse du centre universitaire Jean François Champollion, 2012.

[2] Boyer (Emile), Le travail des femmes et des enfants dans l’industrie, thèse de droit, Montpellier, 1901, 194 pages

[3] Duclos (Pierre), Les enfants de l’oubli, du temps des orphelins à celui des DDASS, Paris, Seuil, 1989, 311 pages

[4] Le vagabondage est alors un délit

[5] Pierrard (Pierre), Enfants et jeunes ouvriers en France au XIX-XXe siècle, Paris, ed ouvrière, 1987

[6] Prévost (Eugène), Le procès du Bon-Pasteur, plaidoirie de l’arrêt de la cour de Nancy, Paris, Société nouvelle de librairie et d’édition, 1903,

[7] Roussel (Théophile), Roussel (Théophile), Rapport sur les résultats de l’Enquête concernant les Orphelinats et autres Etablissements de charité consacrés à l’Enfance, présenté par la commissions du sénat chargée de l’examen de la Proposition et du Projet de loi ayant pour objet la Protection des Enfants abandonnés, délaissés ou maltraités, Sénat, session 1882 n°451 tome 2

[8] Taron (Patrick), « Le Bon-Pasteur angevin et la législation sur le travail des enfants au XIXe siècle », dans Déviance et société, 2000 – Vol. 24 – n°2,

[9] Prévost (Eugène), Le procès du Bon-Pasteur, plaidoirie de l’arrêt de la cour de Nancy, Paris, Société nouvelle de librairie et d’édition, 1903,

[10] idem

[11] idem

[12] idem

[13] Richard (Eliane), « Protection et utilisation des enfants dans les orphelinats et pénitenciers de l’Abbé Fissiaux, en Provence au XIXème siècle », dans Caty (Roland), Enfants au travail, attitude des élites en Europe occidentale et méditerranéenne au XIXème et XXème siècle, Aix en Provence, publication de l’université de Provence, 2002

[14] Peter (Mathieu), Les orphelinats du Tarn sous la IIIème Républiqueop cit

[15] Idem

[16] Prévost (Eugène), Le procès du Bon-Pasteur…, op cit,

[17] Peter (Mathieu), Les orphelinats du Tarn sous la IIIème Républiqueop cit

[18] Idem

[19] Béziers (Simone), La protection de l’Enfance ouvrière, thèse de droit, Montpellier, 1935

[20] Peter (Mathieu), Les orphelinats du Tarn sous la IIIème Républiqueop cit